« En rentrant, je raconterai l’horreur » : 80 ans après, de Lyon à Auschwitz, des ados dans les pas des enfants raflés d’Izieu

C’était une première pour la Protection judiciaire de la jeunesse : un groupe de 9 mineurs sous main de justice, 3 majeurs en parcours de réinsertion et une équipe de 10 professionnels ont entrepris un voyage mémoriel en France et en Pologne, pour la commémoration des quatre-vingts ans de la rafle des enfants d’Izieu. Scarlett Bain

Louane, 16 ans, tourne son regard vers les Alpes. « C’est trop beau, mais c’est terrible de savoir ce qui s’est passé ici », murmure l’adolescente. Il y a quatre-vingts ans, sur cette colline d’Izieu (entre Lyon et Chambéry), dans la maison aux volets bleus, au matin du 6 avril 1944, 44 enfants furent arrêtés avec leurs éducateurs par la Gestapo, parce que juifs.

Nous sommes au premier jour du séjour mémoriel et éducatif imaginé par Alexandre Couturas, conseiller mémoire à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) du ministère de la Justice, et Giulia Poirier, chargée des questions de citoyenneté et de laïcité. Durant six jours, 9 mineurs placés sous main de justice, 3 majeurs en parcours de réinsertion et 10 professionnels – dont 6 éducateurs – vont suivre le parcours de déportation des enfants d’Izieu, depuis leur rafle jusqu’en Pologne, dans le camp d’extermination de Birkenau.

Comme les autres mineurs participant du voyage, Louane est sous main de justice : l’adolescente a commis un délit. La justice des mineurs s’échelonne en deux temps après une audience dite de culpabilité : si les faits reprochés sont retenus, le jeune est généralement soumis à une période de « mise à l’épreuve éducative », en unité éducative de milieu ouvert (Uemo). Durant cette période, il poursuit sa scolarité, vit à son domicile, mais doit participer à des activités et à des rendez-vous avec un éducateur référent avant d’être présenté à une nouvelle audience dite de sanction. Le suivi de la PJJ peut alors s’arrêter là ou se poursuivre, parfois jusqu’à l’âge de 21 ans.

« Mon regard a changé sur l’histoire des juifs et du génocide »

À l’issue de la visite de la Maison d’Izieu, un échange est organisé avec le médiateur du musée. Ce temps de discussion fait émerger les questions que les jeunes participants ont en tête ; il éclaire le rôle des professionnels de la PJJ et fixe l’objectif de ce projet. Nathan, 20 ans, sans être sous le contrôle de la PJJ, suit un parcours de réinsertion à l’Unité éducative d’activités de jour (UEAJ) de République, à Paris. 

Très vite, il aborde la guerre en cours à Gaza. Ses éducateurs, Christophe Boutillier et Julien Fourtanier, le savaient préoccupé par la tragique situation en Palestine. « Pourquoi on ne parle pas du génocide contre les Palestiniens ? Ceux qui ont été victimes d’un génocide en sont maintenant auteurs ! » lance-t-il. Alexandre Couturas, chargé des questions de mémoire, Giulia Poirier et son homologue Romane Tabart, référentes laïcité et citoyenneté, prennent le temps de lui répondre. Les éducateurs connaissent Nathan, ils savent que, s’il se sent incompris, il peut quitter la salle. Finalement, l’échange est apaisé.

Christophe Boutillier oublie ses appréhensions premières. « Ces questions doivent s’exprimer, c’est primordial pour qu’on puisse y apporter des réponses justes. Nous aussi, nous apprenons de ces échanges », dit-il. Plus tard, Nathan nous confiera : « Ce séjour m’a permis de forger ma pensée et ma compréhension. Mon regard a changé sur l’histoire des juifs et du génocide. Ça n’enlève rien à mon soutien aux Palestiniens, mais je ne mélange plus les deux histoires. »

Le soir, c’est buffet à volonté, un festin pour ces jeunes « dont certains n’ont pas l’habitude de manger trois fois par jour », indique Alexandre Couturas. Voyager, pour eux, est une expérience inédite. « Les hôtels, les restos, on n’a pas l’habitude ! » s’enthousiasme Mathias, 14 ans, venu de la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine. Après ce repas copieux, les éducateurs chargés du tour de garde prédisent une nuit calme. 

Pour eux, c’est l’heure du débriefing. « La dynamique du groupe est bonne. Ils sont très attentifs et intéressés par le projet », constate Julie Houdan, une psychologue qui travaille d’habitude en foyer. Dounia Meliani, de l’Uemo de Drancy, propose d’ouvrir un tour de table sur le parcours judiciaire de ces jeunes, « pour adapter au mieux l’encadrement ». L’enjeu : tisser un lien de confiance. « Ça peut prendre du temps, avoue Yann, mineur sous main de justice, ce n’est pas facile, au début on ne sait pas s’ils sont là pour nous enfoncer ou nous aider. »

« On est arrivés au début de l’enfer »

Deuxième jour. Le groupe de la PJJ prend la direction du mémorial national de la prison de Montluc, à Lyon, où les 44 enfants d’Izieu furent incarcérés avant d’être déportés. À mi-chemin, Alexandre Couturas prend la parole dans le bus : « La prison peut être un lieu angoissant pour certains d’entre vous. Si vous ne vous sentez pas bien au cours de la visite, venez nous trouver mais surtout souvenez-vous que vous y êtes entrés librement et que vous en ressortirez libres. » Entre ces murs, l’ambiance est en effet pesante. 

Plus de 10 000 personnes ont été internées durant l’Occupation, dont Jean Moulin et les enfants d’Izieu. Il est l’un des lieux emblématiques des politiques de répression et de persécution allemandes dans la région lyonnaise, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Esteban, un jeune à l’humour aiguisé, toujours souriant, devient blême. Devant l’enfilade de cachots de deux mètres carrés dans lesquels les nazis entassaient 8 à 10 personnes, il pose des mots sur son angoisse : « Du paradis de la Maison d’Izieu, on est arrivés au début de l’enfer. » D’autres jeunes semblent moins affectés, ils se prennent en photo. Leur copain Yann s’agace ; sous les yeux des éducateurs, il les tance : « On va peut-être s’arrêter là, ce n’est pas respectueux ! » La visite reprend. À la fin, Esteban est toujours aussi pâle. « J’ai le cœur lourd et triste, c’est inhumain ce qui s’est passé ici. »

À côté de lui, Nathan revient encore au présent : « C’est terrible de se dire que le Rassemblement national, fondé par des nazis, est en passe d’être élu. » Pour lui, le RN n’est ni banal ni normal mais bien un parti d’extrême droite. Le jeune Yann, qui confie subir « le racisme au quotidien », conclut cet échange : « L’histoire, ça menace toujours de se répéter. C’est pour ça que c’est important, ces lieux de mémoire, qu’on puisse s’y recueillir. »

Au troisième jour, les pas des enfants d’Izieu conduisent le groupe au mémorial de la Shoah, puis à la cité de la Muette à Drancy (Seine-Saint-Denis), dernier lieu de leur internement en France. Les jeunes sont devenus incollables. Leurs éducateurs, à commencer par Dounia Meliani, se réjouissent de leur comportement : « Au cœur de ma pratique, je mets la citoyenneté. Permettre à ces jeunes de s’insérer dans la société, c’est notre but. Normalement, nous les voyons dans des rendez-vous courts, formels. Là, c’est un moyen de mieux les découvrir : je vais pouvoir nourrir mes rapports pour rendre compte aux juges de leur évolution. »

Le temps fort de cette matinée au pied du monument mémoriel de Drancy : une cérémonie officielle en présence d’Hervé Duplenne, le directeur de la PJJ en Île-de-France. Mima et Nathan déposeront avec lui une gerbe en hommage à tous les déportés juifs et aux victimes du racisme. « Ce moment est important pour exprimer notre respect », s’enorgueillit Mima, 20 ans, en parcours de réinsertion. Hervé Duplenne a tenu à partager ce moment avec le groupe : « Cette cérémonie, c’est un moyen de leur faire sentir qu’ils ont leur place partout dans la République. Notre rôle à la PJJ, c’est d’en faire des citoyens qui aient confiance en eux, mais aussi dans les institutions et, pour cela, elles doivent être respectables. »

Le groupe, désormais soudé, rejoint le mémorial de la gare de déportation de Bobigny. Alexandre Couturas souligne l’importance de cette étape : « La dernière image que les enfants d’Izieu emporteront de la France. » Les adolescents découvrent l’exposition consacrée aux dessins et aux lettres des jeunes déportés. Ils écrivent et dessinent à leur tour, à l’attention des défunts. Chacun s’attelle à l’ouvrage, Esteban trace des silhouettes gravissant des marches. « J’emmène les enfants d’Izieu au paradis parce que c’étaient des anges », souffle-t-il.

La partie la plus dure du voyage : la visite des camps de la mort

Après ce moment de recueillement, tous sont gagnés par l’excitation du départ. Ils vont prendre l’avion et sortir de France – une première fois pour certains. Rires, cris, applaudissements : le groupe atterrit à Cracovie, en Pologne. La partie la plus dure du voyage commence : la visite des camps de la mort.

À l’ombre du portail d’Auschwitz avec sa sinistre enseigne « Arbeit macht Frei », Yann trébuche. Une guide prend la parole : « Avant d’entrer, les déportés qui semblaient faibles étaient mis sur le côté. Ils recevaient une piqûre de poison dans le cœur. » Interloqué, Yann la regarde, il comprend. À Birkenau, devant les fours crématoires, les jeunes visiteurs se tiennent serrés les uns contre les autres. 

Photo d’une série de photographie d’un Sonderkommando du camp d’Auschwitz-Birkena
Photo : Alex Errera, membre d’un Sonderkommando, décédé en 1944.

Avec leurs accompagnateurs, ils s’apprêtent à rendre hommage aux 44 enfants d’Izieu et à leurs 7 éducateurs exterminés ici il y a quatre-vingts ans. Tour à tour, la voix plus ou moins audible, la gorge serrée, ils prononcent le nom de ces victimes du nazisme. « Pour ne pas les oublier », dit Esteban. Au terme de ce voyage, Idriss, 15 ans, se donne une mission : « Il faut voir ces camps pour comprendre l’Histoire. À l’école, j’avais lu et appris, mais maintenant, je réalise et comprends. Quand je vais rentrer, je raconterai l’horreur que j’ai vue ici, pour qu’elle ne se répète jamais. » En haut des marches menant au crématoire, Nathan attend que tous s’en aillent pour déposer, discrètement, une marguerite tout juste cueillie. Comme un dernier geste d’hommage aux enfants d’Izieu et à toutes les victimes de l’antisémitisme et du racisme.

La veille, depuis Viry-Châtillon (Essonne), Gabriel Attal a exhorté à « un sursaut d’autorité » pour lutter contre « la délinquance des jeunes ». Alors que les 10 professionnels accompagnant ce voyage font la démonstration de l’utilité et de l’efficacité de leur mission éducative et préventive, le premier ministre défend une justice des mineurs qui serait charpentée par le tout-répressif

Christophe Boutillier, particulièrement touché par ce séjour mémoriel, fait entendre une autre musique. « En ce moment, des voix s’élèvent pour durcir les lois. Il faut des sanctions pour les mineurs, mais notre métier, c’est de prendre le temps de réparer ces jeunes. Ils sont tous cassés par les adultes et par la vie. Notre devoir est de les aider à se reconstruire. Si on ne le fait pas, on aggrave les choses, on déconsidère l’humain, on le méprise et ça ne peut rien donner de bon pour notre société. »

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